"J'aime écouter le chant du feu" : les confidences d'Alain Passard

Il sublime les légumes comme personne, a la tête dans les étoiles depuis plus de 20 ans, et conjugue depuis quelques mois cuisine et musique sur France Musique. Dans la Matinale du Samedi de Clément Rochefort, le chef Alain Passard livre une retranscription culinaire à partir d'un extrait musical. Rencontre sans fausses notes.

"J'aime écouter le chant du feu" : les confidences d'Alain Passard
© Radio France / Christophe Abramowitz

Concilier cuisine et musique : improbable pour certains, évident pour d'autres. Pour Alain Passard, chef triplement étoilé de L'Arpège, amoureux des légumes et pianiste et saxophoniste à ses heures perdues, cuisine et musique sont même indissociables. Depuis la rentrée de septembre 2016, le chef conjugue les deux univers avec brio dans La Matinale du Samedi de Clément Rochefort sur France Musique. Chaque samedi à 8h50, Alain Passard livre en direct une retranscription culinaire d'un extrait musical... Celui qui "n'oublie pas d'où il vient" et qui livre une passion pour "la main, le geste" a accepté de nous parler de ses deux passions. Confidences. 

Journal des Femmes : La musique a toujours fait partie de votre vie. C'est ce qui vous a poussé à accepter cette chronique sur France Musique ?
Alain Passard : 
Je trouve qu'il y a beaucoup d'émotion dans la démarche de Clément car les personnes qui réalisent le côté artistique de la cuisine se comptent sur les doigts d'une main. Imbriquer ces deux solfèges est fabuleux ! J'étais dubitatif au début, mais ça fonctionne plutôt bien.

Comment préparez-vous cette chronique ?
Clément m'envoie le titre le lundi et j'ai une semaine pour préparer ma chronique. Je l'écoute plusieurs fois puis j'essaye d'en savoir plus sur cette musique, son contexte, les instruments utilisés, les musiciens… Ensuite, j'analyse sa puissance et je construis mon plat. Comme je respecte toujours les saisons, cela réduit mon champ des possibles. En hiver, on privilégie des musiques avec un côté racinaire et forestier. Nous gardons les musiques florales et fruitées pour le printemps et l'été.

La recette vous vient spontanément ?
Elle vient rapidement. En réalité, j'ai mon éventail de légumes. Je sais qu'en février, on est sur une douzaine de saveurs. Je pense donc betteraves, poireaux, choux, céleri-rave, carotte, navet, raifort, salsifi, topinambour ou rutabaga… Il y a de quoi faire ! On peut rajouter des coquillages, un poisson, une volaille ou un gibier. Pour le dessert, c'est pareil. C'est la saison des pommes, des poires et des fruits exotiques. On a déjà la base. Ensuite, je cherche à voir si la recette sera saucée ou grillée, épicée, douce ou avec une pointe de torréfaction… C'est à partir de tous ces éléments que la recette se construit.

"J'aime écouter le chant du feu"

C'est la première fois que vous avez une chronique hebdomadaire en direct à la radio. Un exercice facile ?
Ça fait peur, c'est stressant… Je dois encore travailler pour être plus en harmonie avec la musique. Clément me pousse à me dépasser et à terme, j'ai envie de faire évoluer l'émission en intégrant des enregistrements de cuisson. La chronique me demande beaucoup de travail mais c'est très enrichissant de réussir à la conjuguer avec mon restaurant.

La musique est-elle présente au quotidien en cuisine ?
Pendant la préparation, oui, mais pas au moment du service car le rythme y est plus soutenu. En cuisine, le sens le moins sollicité est l'ouïe même s'il existe le chant du feu.

Justement, sur votre site internet, vous dites aimer "écouter vos cuissons".
En cuisine, nous sollicitons beaucoup le visuel, le goût et l'odorat. Mais j'aime bien nourrir l'oreille avec la flamme. L'oreille sert à temporiser une cuisson. Elle va me donner des informations sur la puissance de la flamme sur un produit. Si la flamme n'est pas assez puissante, le chant du feu sera faible tandis que si elle l'est trop, le chant du feu sera intense. C'est important de trouver la bonne sonorité et de jouer avec la puissance de la flamme.

© Radio France / Christophe Abramowitz

Vous faites du saxophone et du piano. Auriez-vous aimé vivre de cette passion ?
Je ne sais pas si j'aurais eu du succès mais j'aime beaucoup ce milieu. Je trouve tous les instruments magnifiques mais, au-delà de ça, j'aime la main, le geste. Mon père était musicien, ma mère couturière, mon grand-père sculpteur-vanneur et ma grand-mère cuisinière. Ils m'ont tous transmis cette passion pour le geste. J'ai besoin de me servir de mes mains. Si je n'ai pas de recette, de collage ou de sculpture en tête, je suis malheureux.

Pourquoi avoir opté pour la cuisine ?
Parce que je suis très gourmand ! Je suis né dans un petit village de Bretagne où il y avait beaucoup d'artisans boulangers, pâtissiers, de bons restaurants, des charcutiers… Je vivais au rythme de ce village où ça sentait bon partout. Petit, je pouvais rester 10 minutes devant la vitrine d'un pâtissier à regarder la couleur des brioches, les glaçages des éclairs, les petits choux, les religieuses, les Paris-Brest… Je trouvais tous ces produits très esthétiques. Un gâteau, c'est une œuvre avant tout. J'ai toujours été fasciné par cette création et par la flamme. Cela effrayait beaucoup mes parents d'ailleurs, car j'étais capable de mettre le feu à la maison avec 3 brindilles. A l'âge de 12 ans, je voulais passer mes vacances scolaires chez un boulanger, vivre dans son fournil pour voir la cuisson du pain.

Si je vous invite à créer un menu à partir du titre People Time de Stan Getz ?
On serait en été. Ça pourrait commencer par un carpaccio de tomates parfumé avec une huile de géranium. C'est une chanson très fleurie… Ensuite viendrait un bon caviar d'aubergines pour me rappeler la clé de sol. Comme il s'agit d'une musique très colorée, on terminerait par une bonne ratatouille. Et en dessert, de bonnes pêches blanches.

Et la Sonate pour piano n°14 de Beethoven, Moonlight Sonata ?
C'est plus triste… Là, on est en automne avec la feuille de vigne qui commence à rougir. Je verrais bien une petite salade de figues avec du parmesan, puis un céleri-rave cuit en croûte de sel, servi avec un petit beurre légèrement moutardé pour porter le légume. En dessert, c'est la saison des vendanges. Tu te fais une belle grappe de raisins qui explose en bouche...

© 20 MINUTES/SIPA

Vous êtes l'un des premiers chefs à avoir investi dans votre propre potager. Pourquoi ?
Dans les années 90, L'Arpège était une rôtisserie. J'ai connu un épisode de rupture dans ma créativité. C'est à ce moment-là que la porte s'est fermée sur le tissu animal pour s'ouvrir sur le tissu végétal. A cet instant, je tombe immédiatement amoureux d'une cuisine que j'avais totalement ignorée jusque là. Je suis bouleversé par les couleurs, les transparences, les saveurs, les textures, les dessins des légumes et des fruits. Je commence alors mon "apprentissage" car je n'avais jamais adressé la parole à une carotte auparavant. Je veux faire du légume un grand cru et proposer une cuisine artistique. Pour se faire, il faut que je puisse dire que je veux ce petit pois, cet haricot vert cueilli de cette façon, telle variété de navet. Il faut respecter les saisons et retrouver ce que la nature a écrit. J'avais la chance d'avoir une propriété dans la Sarthe, avec un immense jardin qui n'était plus en activité et qui me tendait les bras. Tout était réuni pour que je revalorise le métier de jardinier… Aujourd'hui, on a tellement de mal à trouver un vrai légume, une vraie tomate avec une saison…

Que ressentez-vous en voyant des tomates sur les étals en plein hiver ?
Une tristesse épouvantable. On a perdu toute notion de saisonnalité et, si tu n'as pas de jardin, tu ne sais pas que la fraise pousse à une époque précise ou qu'une asperge vient au printemps… Tu ne sais pas parce que tout est là, toute l'année. A Noël, j'ai passé la tête à La Grande Epicerie où on était en plein été avec des melons, des pêches… Alors qu'il faisait 0° dehors, les gens cherchaient peut-être à se désaltérer ? Au lieu de se réchauffer l'organisme avec ce que la nature a mis dans le sol comme un panais, un rutabaga ou un topinambour, les gens se désaltèrent. Au-delà du fait que l'on s'alimente mal, on nous casse les pieds avec le bilan carbone alors qu'on autorise la production et la vente de légumes hors saison ! Ce sont aux épiceries et aux grands chefs de montrer l'exemple. J'aimerais que les écoles hôtelières donnent des cours sur la saisonnalité, car même là-bas, les saisons ne sont pas respectées. On devrait lui consacrer une à deux heures d'enseignement par semaine.

Vos potagers sont dans la Sarthe et dans l'Eure. A terme, pensez-vous "délocaliser" votre établissement sur place ?
En réalité, nous avons créé des salles à manger sur les deux sites. Les gens partent le matin de Paris, visitent le potager et déjeunent sur place. Ce n'est pas un restaurant puisque les réservations se prennent à L'Arpège mais on y organise des événements. Quitter L'Arpège n'est pas d'actualité. J'ai appris à cuisiner ici dans les années 70, j'adore cette maison, j'y suis très attaché. Tu m'aurais dit à l'époque "un jour, ça sera ta maison, et tu auras 3 étoiles toi aussi…", je ne t'aurais pas cru !

"Je me définis toujours comme un artisan"

D'ailleurs, vous fêtez vos 21 ans de 3 étoiles. Comment arrivez-vous à rester au top ?
La créativité permanente. Créativité, subtilité, finesse, raffinement… Tout passe par ça. A partir du moment où tu respectes les saisons, ta cuisine est vivante puisque tu renouvelles ta carte tous les 3 mois. En réalité, je n'ai pas un mais quatre restaurants. Tous les trois mois, je change de restaurant. Je pense que le Michelin est très sensible au respect des saisons. C'est à eux de montrer l'exemple et mettre un carton jaune à ceux qui ne respectent pas les saisons.

Vous avez reçu votre 3e étoile en 1996. Vous souvenez-vous de ce que vous aviez ressenti ?
Le lendemain, tu te réveilles différemment. Les étoiles te permettent de travailler en toute liberté. Tu peux tout mettre en pratique, tout tester. Dans mon cas, ça a été un tremplin dans ma liberté de création.

Cette année, Yannick Alléno est le seul chef a avoir reçu 3 étoiles pour Le 1947. Une table que vous connaissez ?
Yannick est un ami mais je n'y suis jamais allé… Il faudrait rattraper ça. C'est bien pour lui, surtout qu'il a maintenant deux établissements 3 étoiles en France.

Ça ne vous fait pas envie ?
Ah non ! Je ne sais pas faire ça. Je suis tellement amoureux de ma maison. Mes 3 étoiles, ce sont mes équipes et mes clients. Je crois que je ne suis pas fabriqué dans cet esprit-là. Il ne faut jamais oublier d'où l'on vient. J'ai toujours voulu protéger ce qui m'est arrivé… Je me définis encore aujourd'hui comme un artisan. Je veux mettre toute mon énergie dans ma cuisine, dans ma créativité. Je ne sais pas comment font mes copains ! Pour moi, c'est important d'être en cuisine entouré de mes équipes. Je peux comprendre qu'on n'ait plus envie de faire de la cuisine, je le respecte. Mais ce n'est pas mon cas.

© Radio France / Christophe Abramowitz

Pour finir, nous avons joué au jeu des expressions culinaires et musicales...

Qu'est-ce que vous menez à la baguette ?
Un peu tout. Une entreprise, ça se gère. Il faut qu'il y ait un peu de rigueur, surtout en cuisine. On a une cuisine qui bouge beaucoup, qui se renouvelle, on est constamment dans l'improvisation. Il faut avoir de grands musiciens en face de soi. Ma mission, c'est de déceler leurs talents et leurs faiblesses qui se situent dans leurs 5 sens. Celui qui a la main mais manque de précision, celui qui n'a pas encore le palais… Je dirais que c'est ça.

Un de vos plats qui a fait chou blanc ?
Beaucoup mais je les oublie ceux-là.

Qu'est-ce qui vous met des trémolos dans la voix ?
Quand je goutte un plat comme celui de la semaine dernière. Mes seconds m'ont préparé un ormeau accompagné d'oignons confits, d'oseille et d'un morceau d'anguille fumée… Je suis allé les embrasser en cuisine ! Il est même à la carte en ce moment. C'était simple, mais le tempo était là, ça vibrait, ça swinguait !

Pour vous, quelle est la cerise sur le gâteau ?
Avoir une belle équipe. Des compagnons de route percutants dans la création. C'est ce qui fait tenir une maison. A L'Arpège, on est 45. Il faut que les gens soient sur la même ligne dans tous les domaines.

Qu'est-ce que vous envoyez valser ?
Ça dépend de la saison. Au printemps, j'aime bien faire valser une petite fricassée de fèves, carottes nouvelles et navets nouveaux. En été, j'aime faire valser le poivron rouge avec la pêche blanche. C'est une belle valse ça ! En automne, ça peut être l'endive et la châtaigne et en hiver, la truffe et le céleri-rave.

Qu'est-ce qui vous donne la pêche ?
La création, la lumière, le ciel bleu.

La dernière fois que vous l'avez mise en sourdine ?
Il y a longtemps !

La dernière fois que vous vous êtes réveillé en fanfare ?
Ce matin ! Tous les matins d'ailleurs, c'est mon moteur.

Qu'est-ce qui ne vous met pas dans votre assiette ?
A ton avis ? Quand je suis invité chez des copains et qu'on me sert des fraises à Noël ou des cerises en janvier… Ça arrive encore… Le fraisier, il est présent toute l'année maintenant ! En même temps, les gens achètent… parce qu'il y en a aussi… C'est un cercle vicieux. J'ai dîné dans un 3 étoiles à Paris récemment, où étaient présentes des tomates en entrée et des fraises en dessert. Je n'ai même pas besoin de dire au chef ce que j'en pense, il le sait…

Une recette qui n'est pas du gâteau ?
Il y en a beaucoup. Quand tu as une recette qui n'est pas facile à aboutir, c'est challengeant. En ce moment, je travaille sur un poulet que je prépare comme un masque africain. J'ai fait un essai qui n'est pas mal mais ce n'est pas du gâteau comme tu dis ! J'aime bien ces défis-là. Le poulet est complètement incisé de façon à lui procurer de la croustillance et il prend l'aspect d'un masque africain. C'était très bon, avec des petites endives en-dessous, mais ce n'est pas encore définitif.

Une musique qui adoucit les mœurs ?
Toutes. Plutôt un instrument je dirais. Tous les cuivres sont apaisants. Je joue souvent à la maison, mon prof vient de temps en temps… J'aime bien improviser.

Vous arrive-t-il de jouer du pipeau ?
Oui bien sûr ! J'ai toujours le pipeau de mon père, c'est beau mais c'est dur ! Et non, je ne t'ai pas pipeauté pendant l'interview, je t'ai tout dit !

Plus d'informations : Le Palais Musical d'Alain Passard