Sociologue
"La cuisine est essentielle dans la construction
de la famille"
Jean-Claude
Kaufmann, sociologue, directeur de recherche au CNRS, est l'auteur de
nombreux livres sur le couple et la vie quotidienne. Cette fois-ci, il
a décidé de s'intéresser à ce qui se
passait autour de nos casseroles et de nos tablées. Retour sur
deux ans d'enquête. (Octobre 2005)
Vous êtes l'auteur de nombreux livres
sociologiques sur le couple, comment en êtes vous venu à vous intéresser
à ce qui se passe en cuisine ?
Jean-Claude Kaufmann Cela fait 20 ans que je plonge en profondeur
dans la vie des gens, que je m'intéresse aux petites choses du quotidien,
qui en fait ne sont jamais de "petites choses". J'ai par exemple suivi
la piste du linge et des objets ménagers (qui repasse, balaie, passe le
chiffon, etc.) et j'ai montré que ces tâches ménagères cachaient des enjeux
importants pour la structure du couple et la construction de la famille.
Cela faisait très longtemps que j'avais envie d'enquêter sur la cuisine
et les repas, mais j'ai longtemps repoussé le moment, car je sentais que
cela allait être un gros chantier. Au début, je voulais faire un plus
petit livre, mais je n'ai pas pu faire moins de 340 pages ! J'espère
cependant que cela reste digeste, j'écris pour que le plus grand nombre
ait accès à la démarche sociologique.
Comment s'est déroulée l'enquête ?
J'ai une méthode bien particulière qui est un peu l'inverse de celle des
sondages. Les sondages se font à partir d'échantillon représentatif, moi
je privilégie l'aspect qualitatif et non quantitatif. Je travaille les
réponses très en profondeur, ainsi sur une bande enregistrée de 2 heures,
je peux passer 30, 40, 50 heures
A la première écoute on a l'impression
que tout le monde dit plus ou moins la même chose, et puis plus on écoute
plus on entend des contradictions et plus on arrive à structurer ces contradictions.
A la différence des sondages, je ne mesure pas, je me plonge dans la complexité
des vies individuelles et j'essaie de comprendre comment ça marche.
Le
livre
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Casseroles, amour
et crises
Ce que cuisiner veut dire
Éditions Armand Colin, 2005, 342 pages, 20 €.
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Au cours de cette enquête, quelles sont les
observations qui vous ont le plus étonné ?
La capacité des gens à s'en sortir malgré les contradictions auxquelles
ils doivent faire face au moment de cuisiner, leur capacité à réduire
cette complexité. Je m'explique : cuisiner peut devenir un vrai casse-tête
quand on voit comment on est bombardé d'informations nutritionnelles souvent
contradictoires d'un journal à l'autre ; quand on se retrouve devant ses
casseroles et qu'on ne sait pas ce qu'on va faire ; quand on balance entre
les aliments santé comme les légumes verts et les aliments plaisir comme
les frites ; quand on se demande si on va opter pour un plat rapide ou
un plat dans lequel on va s'investir pour faire plaisir à la famille
Derrière la cuisine se cachent des enjeux de taille : alimentaire, relationnel,
affectif, culturel
Elle participe à la construction de la famille.
Dans 90 % des cas, ce sont les femmes
qui font les courses et la cuisine. Cette situation est-elle subie ou
choisie ?
C'est un mélange des deux. Les femmes sont les héritières d'un rôle historique,
celui de la cuisinière du foyer. Avant, quand il n'y avait pas tous les
appareils ménagers que nous connaissons aujourd'hui, elles passaient un
temps considérable à la cuisine. Le frigo par exemple n'a que 50 ans,
donc avant il fallait faire les courses tous les jours. A partir du milieu
des années 50, ce rôle de mère nourricière a commencé à être remis en
cause, il y a eu une aspiration à l'égalité des sexes et au partage des
tâches. Mais si aujourd'hui en théorie presque tout le monde est favorable
à ce partage, dans la pratique on en est loin
Et au niveau du repassage
c'est pire : seulement 2 % des hommes le font !
Pourquoi les hommes ne cuisinent pas plus
? Les choses vont-elles changer ?
Les choses changent, mais lentement. Les hommes et les femmes ont deux
mémoires historiques différentes. Pour en revenir à l'exemple du linge,
les femmes et les hommes n'ont pas la même approche. Les femmes trient
le linge, alors que les hommes mettent tout ensemble dans la machine,
le blanc avec la couleur, les chemises avec les baskets
Si bien que dès
le début, les femmes prennent les choses en main et, naturellement, ce
rôle va leur rester. En fait, tout se joue au début de la relation, quand
l'homme et la femme commencent à cohabiter, c'est à ce moment là que les
rôles ménagers vont se répartir et, comme les femmes sont plus exigeantes,
elles vont en avoir plus. Mais en cuisine, c'est moins marqué que pour
le linge. En plus dans la cuisine, au début du couple, il y a un désir
de séduction, de rendre les dîners à deux un peu plus piquants. Il arrive
que le jeune homme adore cuisiner, qu'il avait l'habitude de le faire
dans sa famille, et qu'il va donc prendre le rôle du cuisinier. Mais le
plus souvent, les hommes préfèrent cuisiner pour les grandes occasions,
pour épater la galerie, en laissant évidemment toute la vaisselle derrière
! Et c'est souvent une source de tension dans le couple, la femme critiquant
le plat trop cuit ou pas assez, s'énervant parce que la vaisselle n'est
pas faite. En fait, pour amener l'homme à cuisiner, il faudrait adopter
une tactique diplomatique : dire que c'est bon, l'encourager à continuer.
Il paraît que les familles mangent
de moins en moins ensemble, chacun se préparant ce qu'il veut manger quand
il veut. Avez-vous remarqué ce phénomène et qu'en pensez-vous ?
C'est vrai et c'est faux. D'un côté il y a une individualisation des pratiques,
et notamment des pratiques alimentaires, qui se développe partout dans
le monde. Cela est lié à l'évolution de notre société, à l'envie de suivre
ses propres choix, d'être maître de sa vie. Ainsi, le petit-déjeuner se
prend souvent seul, chacun ayant des horaires de travail différents, et
le déjeuner se prend souvent sur le lieu de travail. D'un autre côté,
il y a une volonté d'avoir un moment familial fort, qui a lieu en général
le soir ou le week-end. En fait, moins il y a de repas en famille, plus
ceux-ci prennent de l'importance. Et ce n'est pas toujours facile, quand
il y a les enfants qui ne veulent pas manger, les ados qui veulent sortir
de table, etc.
Et manger devant la télé, qu'en pensez-vous ?
Près d'un ménage sur deux mange devant la télé, celle-ci a donc une place
importante dans la famille. Elle n'est pas forcément mauvaise, au contraire,
mais il faut s'en méfier. En fait, tout dépend de comment on l'utilise.
Les repas de famille sont souvent longs et les personnes se trouvent dans
un face à face qui peut être tendu avec les enfants, ou pire, quand les
enfants sont partis, dans un face à face vide de conversation
Dans ce
cas, la télé peut permettre de calmer les tensions, de redynamiser la
conversation. Mais il faut rester vigilant, la télé peut s'installer et
devenir envahissante : le son monte, les chaises ne sont plus face à face
mais tournées vers la lucarne, il n'y a plus de discussion et alors le
lien social est rompu. En fait on ne peut pas juger la télévision en bloc,
il y existe de multiples situations différentes : certaine famille ne
regarde la télé en mangeant que le samedi soir, d'autres tous les soirs
de la semaine sauf le week-end, etc. A chacun de trouver le mode qui lui
convient.
Et chez vous, comment ça se passe ?
Je n'ai pas de télé, mais comme je l'ai dit, je n'y suis pas hostile.
Je fais partie des 10 % d'hommes qui prennent en main la cuisine
de tous les jours. Par contre, j'avoue ne pas m'occuper du linge
En cuisine,
je suis comme tout le monde souvent confronté à la question "qu'est-ce
que je vais faire ce soir ?" et je réagis suivant mon humeur, j'improvise,
je n'ai pas envie de réfléchir et fais un truc rapide, j'ai envie de faire
plaisir et je m'investis d'avantage, je cherche à faire varié,
à bien combiner les aliments, à ajouter le petit plus qui change tout...
Et je ne rendrais pour rien au monde mon tablier ! Même s'il y a des moments
moins marrants, comme quand il faut écosser les 2 kilos de petits pois
ou remplir le caddie vide
Vous êtes déjà sur une prochaine enquête ?
Oui, je travaille actuellement sur les agacements dans le couple. Cette
fois-ci j'utilise une méthode de témoignages par mails et je suis débordé,
ça n'arrête pas d'arriver ! Mais pour l'instant je n'ai que des témoignages
de femmes. Je pense que les hommes et les femmes ne gèrent pas ces agacements
de la même manière, les hommes préfèrent se taire alors que les femmes
ont besoin d'explications.
Propos
recueillis par Émilie Godineau
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