J'ai testé… un déjeuner dans le noir
Depuis plus de 15 ans, le restaurant "Dans le Noir ?" plonge ses clients dans l'obscurité la plus totale pour leur faire vivre des expériences humaines et sensorielles uniques. À l'occasion d'une balade sensorielle dans la ville de Chengdu (Chine) à Paris, organisée par Ethik Connection et Chinactions, j'ai testé un déjeuner chinois dans le noir.
"Placez votre main sur l'épaule gauche de votre voisin et suivez-moi ", indique Yamen, notre serveur et guide malvoyant. Les uns derrière les autres, en file indienne, nous entrons alors dans l'obscurité la plus totale, d'un pas non rassuré. "Vous êtes arrivés à votre table, vous pouvez prendre place ", ajoute-t-il quelques minutes plus tard. Je m'installe. Je tâte et tente d'identifier ce qui se trouve devant moi. Une fourchette… Un couteau… Un verre en plastique… Plutôt prudent ! La voisine, située en face de moi semble apeurée. "Yamen, je veux sortir de la salle ", demande-t-elle au serveur, avec une voix tremblotante. La petite crise d'angoisse de ma voisine me ramène au trou noir dans lequel je me trouve. J'essaie alors de m'imaginer la salle, de mettre des visages sur les voix que j'entends et d'associer chaque son à son origine. Juste laisser parler mon imagination.
Mettre les mains dans le plat (l'assiette)
"Soyez attentive, je vais vous donner votre entrée ", m'annonce Yamen en me tendant une assiette. Qu'est-ce que Qiang Tian, chef de Chengdu (en Chine), venu spécialement pour l'occasion, a bien pu nous concocter ? Mon voisin me conseille de placer mes doigts dans le plat pour solliciter notre toucher. De prime abord, le mélange de texture à la fois visqueux et solide me rebute. Décidant de faire fi de mes a priori, je prends mon courage et goûte cette entrée plutôt bonne malgré l'abondance d'épices. Je reconnais les nouilles mais pas le reste. "Le côté piquant vient sûrement du poivre de Sichuan ", me glisse ma voisine. La bouche légèrement en feu, il faut alors s'abreuver. Oui mais comment ? Yamen me tend une carafe d'eau que j'arrive à placer au-dessus de mon verre. "Il faut mettre ton doigt dans le verre pour ne pas le faire déborder en te servant ", me conseille-t-il. Et ça marche !
Place désormais au plat principal. Même procédé que pour l'entrée, je palpe les ingrédients puis les porte à ma bouche. Toujours épicés et toujours aussi savoureux. En revanche, je n'arrive pas à discerner le moindre aliment, ni au toucher ni au goût. "Du bœuf ", me souffle un voisin. "Il y a aussi du poulet", suppose un autre… Les estimations se font nombreuses et les voix sont de plus en plus fortes. Comme si, en l'absence de la vision, nous avions besoin de parler plus fort pour se faire entendre.
Le noir remet les pendules à l'heure
"Il ne faut pas que je tarde, j'ai une réunion en début d'après-midi ", murmure un homme au bout de la table. Mais oui d'ailleurs, quelle heure est-il ? Privée de téléphone portable (déposé dans un casier à l'extérieur avant le déjeuner), et incapable de consulter ma montre, j'avoue être quelque peu désorientée par cette absence de repère au départ. Puis, au fil du repas, je finis par apprécier ce moment suspendu.
Et la lumière fût…
Enfin arrive le dessert. Un verre chaud garni d'une crème au bon goût de thé vert. Le temps paraît long dans l'obscurité et il me tarde de retrouver la lumière du jour. Yamen vient nous chercher afin de nous exfiltrer de la salle noire, toujours en file indienne. Nous avançons donc vers la lumière qui se fait de plus en plus forte. "Alors comment c'était ? ", nous demande l'hôtesse une fois à l'extérieur de la salle. Intéressant, sensationnel, sans précédent… Les retours sont unanimes. Si les premières minutes de l'exercice sont plutôt angoissantes, la suite est agréable et nous permet de nous délester du poids de la vision. Les langues se sont déliées, les a priori envolés, les autres sens plus sollicités, les goûts plus prononcés…
Finalement, que contenaient nos assiettes ?
"Voulez-vous prendre connaissance du menu ? ". En entrée, il s'agissait de nouilles à l'huile de poivre de Sichuan avec dés de bœuf et du piment. Puis nous avons mangé, sans le savoir ; des boules de gambas avec du riz, du tofu et du bœuf. Et enfin, j'avais bien reconnu le thé vert en dessert avec des dés de poire et gomme du pêcher.
Plus qu'une expérience, le repas dans le noir est une véritable leçon de vie. Elle nous permet d'adopter un nouveau regard sur la différence, notamment la malvoyance et la non-voyance. Une expérience à vivre.