À la recherche des femmes chefs : à la rencontre de Vérane Frédiani
La haute cuisine, une affaire d'hommes ? Le film documentaire de Vérane Frédiani "À la recherche des femmes chefs" nous prouve qu'il n'en n'est rien à travers des portraits des femmes qui font aussi la gastronomie. Parmi elles, Anne-Sophie Pic, Adeline Grattard, Elena Arzak ou encore Jacotte Brazier. Autant de noms qui nous mettent l'eau à la bouche.
Où sont les femmes chantait Plastic Bertrand en 1977. Quarante ans plus tard et dans un tout autre registre, la réalisatrice Vérane Frédiani s'est posée la même question d'un point de vue gastronomique. Sphères accaparées par les hommes, les cuisines sont riches de femmes chefs qui ne demandent qu'à exister. Là où les hommes ont acquis une totale légitimité aux fourneaux, les femmes doivent encore la justifier. Non chef n'est pas un métier d'homme. Oui les femmes y ont aussi leur place. C'est ce que la réalisatrice nous montre à travers ses magnifiques portraits de femmes chefs filmés avec un simple appareil photo. Endurantes, battantes, créatives, courageuses, énergiques, ces femmes ont percé le plafond de verre que la société s'échine à leur (nous) coller. Pour le plus grand bonheur des gourmet/es et des femmes en général... Car cherchez la femme chef, vous y trouverez aussi un alibi pour la réalisatrice de parler de la place des femmes dans la société. Pour nous, Vérane Frédiani s'est mise à table.
Votre premier documentaire sur la viande Steak (R)évolution a-t-il engendré A la recherche des femmes chefs ?
Après le documentaire réalisé avec mon conjoint Franck Ribière, j'avais très envie de faire un film sur les femmes. Parce que je suis une foodista et que nous avions eu avec Frank la tête et les papilles dans l'univers culinaire pendant des mois, passer par le biais des femmes chefs m'a paru une évidence. Les filmer me permettait de parler des sujets qui me préoccupent dans la société professionnelle et plus largement dans la société. Vu la faible notoriété des femmes chefs, j'appréhendais de ne pas en trouver assez et j'ai finalement été dépassée par mon sujet !
Les approcher n'a donc pas été trop difficile ?
Mon positionnement - faire un film pour et avec elles et non pas un plaidoyer contre les hommes chefs - leur a paru pertinent. Je voulais être dans une démarche positive en les mettant en avant à travers leurs témoignages, leurs points de vue.
Certaines ont-elles été frileuses ?
Ce n'est pas tant qu'elles étaient frileuses mais qu'il fallait que je sois flexible par rapport à leur emploi du temps, très chargé. Contrairement à la plupart des hommes chefs, les femmes n'ont pas plusieurs assistant(e)s pour gérer les à-cotés dont les réponses aux sollicitations. Il faut parfois les relancer, insister. Ma chance, c'est d'avoir tourné pendant plus d'un an et demi et d'avoir pu être souple pour pouvoir toutes les rencontrer.
Les médias ont-ils une part de responsabilité dans leur moindre notoriété ?
Selon moi, c'est surtout une façon de gérer cette notoriété qui pose problème. Là où la plupart des hommes sont déjà sur un piédestal et peuvent se préoccuper de soigner leur look de barbus tatoués, les femmes doivent encore se battre pour justifier leur légitimité. Adeline Gratard me racontait que les clients se permettaient des remarques qu'ils ne feraient pas à un homme chef. Sous prétexte qu'ils sont chez une femme, ils se considèrent comme chez maman. Ils ont moins de gêne à dire ce qu'ils ont aimé ou pas. Je n'accuse pas les hommes chefs pour autant. Le changement doit être impulsé autant par les hommes que les femmes. Par exemple, en tant que cliente, il faut qu'on arrête de jouer le jeu des tendances qu'on nous dicte inconsciemment : manger light, sans gluten. Tout le monde doit se mettre au diapason.
Les hommes ne semblent pas prêts à jouer le jeu. En témoignent les propos de Luc Dubanchet, organisateur d'Omnivore, événement culinaire branché. Pour lui, organiser des regroupements de femmes chefs pourraient les "ostraciser"…
J'ai gardé ses propos pour faire réagir. J'ai apprécié sa sincérité et son naturel. C'était primordial pour mon film : j'avais besoin de montrer le discours qu'on nous sort tous les jours. Luc n'est pas méchant mais il fait partie d'une grosse majorité d'hommes qui veulent nous expliquer comment et ce que l'on doit faire. Il faut qu'on arrête de faire les sourdes et les aveugles et qu'on dise aux hommes ce que l'on pense. En ne disant rien, on joue leur jeu. Et c'est aussi à cause de ce genre de discours que de nombreuses femmes se défendent de ne pas être féministe aujourd'hui.
Il y a d'autres propos très machistes qui sont ceux des membres du jury d'un concours international de sommellerie. Ils sous-entendent que le choix d'un vin revient aux hommes parce que les femmes ne savent pas le faire...
Quand je leur ai expliqué que je faisais un film sur les femmes chefs, ils ont été moqueurs dès le départ. Ils n'ont pas vu le film monté. Je prends peut-être des risques d'avoir conservé leur propos mais j'avais besoin qu'ils soient entendus. Ils ont répondu sans filtre à mes questions là où d'autres faisaient de la langue de bois. Au fond, ce ne sont pas des hommes méchants, juste de la misogynie ordinaire à laquelle nous sommes confrontées quotidiennement. Certains hommes qui ont vu le film en ressortent très gênés. Concernant le milieu de la sommellerie, la responsabilité incombe aussi aux femmes. C'est à nous de prendre le "vin à bras le corps". Il faut que les jeunes femmes osent demander la carte des vins par exemple. Sinon, le modèle sociétal ne changera pas.
Ce qui est quand même surprenant c'est que les femmes étaient les premières derrière les fourneaux des restaurants. Comment expliquez-vous que ces "mères fondatrices" soient tombées dans l'oubli quasi total ?
Il y a plusieurs raisons. La première, c'est que les femmes ont raté le virage de la communication. En 1975, Annie Desvignes a créé en France l'Association des Restauratrices-cuisinières. Cette structure comptait d'illustres femmes chefs telles que Christiane Massia, Fernande Allard pour ne citer qu'elles. Elles étaient très dynamiques, influentes. Il n'y a plus aucune trace de ces femmes sur Internet. C'est comme si elles n'avaient jamais existé. Il faudrait presque des fonds publics pour mener des recherches et réhabiliter leur histoire. La seconde raison, c'est que les femmes ont pour partie raté le virage de la nouvelle cuisine. Peut-être par peur de trahir les recettes d'antan.
Vous n'abordez pas la question de la maternité. Volontairement ?
Ce n'est pas parce qu'on fait un film sur les femmes qu'on doit automatiquement aborder des sujets typiquement féminins comme la maternité et la famille. Pourquoi est-ce qu'on poserait plus la question aux femmes qu'aux hommes ? Les hommes aussi ont des compagnes, des enfants. Je suppose qu'ils souffrent autant que les femmes. Cela étant, puisque les hommes chef ont déjà acquis une légitimité là où les femmes se battent pour, ce serait à eux de donner l'impulsion par rapport à cette question de la parentalité. Sils donnaient l'exemple en fermant leur restaurant un jour par semaine pour des raisons familiales, peut-être que ce serait plus libérateur pour les femmes.
Au-delà de leur métier, quels traits communs partagent ces femmes ?
La curiosité. Ce sont des femmes qui ont une immense culture générale, qui parlent plusieurs langues. Qui ont envie d'aller vers les autres. Mais leur vrai point commun c'est qu'elles ont toutes quelque chose à se prouver. Leur combat est intérieur. Ce sont souvent des femmes qui sont en train de sauver leur vie.
A la rencontre des femmes chefs, en salles le 5 juillet 2017. De Vérane Frédiani avec les témoignages d'Anne-Sophie Pic, Adeline Grattard, Dominique Crenn...
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