Alexia Charraire : le goût des bons produits et des belles histoires
Arrière-petite-fille et fille de distributeurs de fruits et légumes sur la place de Rungis, Alexia Charraire a repris le flambeau familial avec les Vergers St Eustache et le Comptoir des Producteurs (Paris 14e). "Le Voyage des Chefs", leur dernier projet, appelait à créer le lien entre les producteur et les Chefs. Entretien avec une femme qui s'est engagée pour le goût.
Son grand-père, Maurice, était "patatier". Son père, Michel, a poursuivi l'activité en l'étendant à la distribution de fruits et légumes avec les Vergers St Eustache. Alexia Charraire, un DEUG de Droit en poche, la petite trentaine et une énergie à revendre, poursuit aujourd'hui l'aventure familiale en mettant l'accent sur les hommes de l'ombre que l'on a trop pris l'habitude d'oublier : les petits producteurs. Avec la 3e édition du "Voyage des Chefs", un fabuleux périple de 4 jours (du 26 au 29 août 2017) à la source des fruits et légumes proposé par les Vergers St Eustache aux Chefs des plus grands restaurants, elle joue les entremetteuses. Son but : "que les gens se parlent", que chacun comprenne les attentes, les contraintes et les expectatives des uns et des autres. Confidences d'une fille qui sait d'où elle vient et où elle va.
Le Journal des Femmes : C'est quoi un Vrai Produit ?
Alexia Charraire : Un vrai produit, c'est un produit qui a du goût, un produit qui n'est pas issu de l'agriculture intensive qui sait certes donner une belle forme et couleur au produit, mais pas un bon goût.
Comment se passe le sourcing des producteurs aux Vergers St Eustache ?
Aujourd'hui cela se passe surtout par notre réseau : les producteurs avec qui nous travaillons nous recommandent leur voisin, leur ami, un producteur qu'ils auraient rencontré lors d'un salon... Certains producteurs qui ont entendu parler de nous, nous appellent parfois directement aussi pour nous proposer leurs produits. Des distributeurs qui travaillent avec autant de transparence que nous, il n'y en a pas beaucoup.
Avec combien de producteurs travaillez-vous ?
Nous sommes passés de 4 producteurs il y a 15 ans à 30, 35 producteurs aujourd'hui pour notre service "à la carte".
Dans une interview à Paris Match, Guy Savoy s'enthousiasmait de l'extrême vitalité des artisans. Quels sont les profils de vos producteurs ?
Ce sont souvent des histoires familiales mais on a aussi des jeunes qui ne viennent pas forcément du milieu agricole, qui sont parfois ingénieurs et qui se lancent dans l'horticulture ou la viticulture suite à un héritage ou à une rencontre.
Vous encouragez les démarches respectueuses de l'environnement, engagées, mais pas forcément bio, pourquoi ?
La culture bio est très contraignante, elle présente un cahier des charges très lourd et pourtant cela ne garantit pas que le produit soit bon - gustativement parlant - pour autant. J'ai rencontré des producteurs d'abricots qui ont une démarche bio mais une problématique de rendement importante. Ils veulent donc de très gros fruits qui pèsent très lourd car c'est plus rentable d'avoir 15 très gros fruits sur l'arbre que plus de petits fruits… C'est bio certes, mais la démarche n'est pas la même. Nous préférons favoriser l'agriculture raisonnée plutôt que biologique.
Est-ce qu'il y a une dimension pédagogique dans votre démarche ?
Clairement ! Je me sens investie d'une mission, c'est même un peu mystique aussi, oui (rires). Adolescente, je ne savais pas trop ce que je voulais faire, où aller… Quand j'ai découvert le métier des fruits et légumes et que j'ai rencontré les producteurs et les Chefs, cela m'a passionnée. J'ai aussi pris conscience de l'urgence de la situation, parce que sans être pessimiste ni alarmiste, il faut savoir que le milieu agricole français est en péril. C'est pourquoi je me suis dit que si j'avais un quelconque rôle sur cette terre, ce serait d'apporter ma petite goutte d'eau, à l'instar du petit Colibri qui veut participer à éteindre l'incendie de la forêt. J'essaye de transmettre la bonne parole, je bassine les oreilles de tous les gens que je rencontre en parlant des producteurs, des fruits etc. Si je peux convaincre, ne serait-ce qu'une famille, de modifier sa façon de consommer, j'aurais gagné.
Qu'est ce qui rend le travail de ces petits producteurs si difficile ?
Produire leurs produits leur coûte plus cher. Ils ont plus de contraintes que les producteurs industriels en terme de régularité de production, de main d'œuvre, de quantité, de rentabilité. C'est pourquoi s'ils ne trouvent pas de filière pour valoriser leurs produits et les vendre au juste prix, ils sont condamnés à disparaître.
Quelles sont leurs possibilités de débouchés justement à part la grande restauration ?
Il y a beaucoup d'initiatives locales comme la Ruche qui dit Oui ! ou les AMAP qui sont là pour distribuer ces produits, mais encore faut-il qu'il y en ait près de chez eux et qu'ils prennent l'initiative de les trouver. Ce n'est pas forcément évident. Au cours du dernier Voyage des Chefs, Pierre Grouzat, un exploitant au bord de la rupture nous a confié ne pas comprendre que personne ne lui achète ses superbes produits bio. Le problème c'est qu'il est encerclé par des magasins de grande distribution et qu'il y a un problème d'éducation de la population au "bien manger". Pour de nombreuses personnes, bien s'alimenter n'est pas une priorité, Les gens oublient le goût des aliments et ne prennent pas la peine de chercher en dehors de ce qui est offert dans leur centre commercial.
Quel regard portez-vous sur les fruits et légumes vendus au supermarché ?
Il y a certes quelques bonnes initiatives menées par des supermarchés qui ont de bons directeurs et qui se fournissent localement mais ils sont noyés dans une masse de produits de mauvaise qualité. Personnellement, cet alignement de produits de masse m'angoisse !
Vous travaillez avec les plus grandes tables parisiennes : quelles sont leurs exigences ? Ont-ils des demandes improbables ?
Plus la demande est précise et exigeante, plus elle est simple à traiter pour nous. Quand les Chefs savent quelle couleur, variété, calibre, maturité ils souhaitent, c'est plus facile à gérer. Notre offre est aussi créée par la demande. Un chef qui a été emballé par un produit qu'il aurait découvert par lui-même, peut nous demander de le retrouver.
Est-ce qu'il arrive que les Chefs vous demandent une exclusivité sur un produit ?
Certains aimeraient avoir une exclusivité oui. Mais avec les réseaux sociaux tout se sait : quand un chef travaille un nouveau produit, les autres veulent immédiatement l'avoir aussi. C'est complexe. Je me rappelle d'une histoire avec le Chef Yannick Alleno (3 étoiles au Michelin avec son restaurant le Courchevel). Il voulait retrouver la salade que sa grand-mère cuisinait quand il était petit : la Celtuce. C'était une variété oubliée de laitue qui poussait en hauteur avec un cœur très ferme, comme une asperge. Il a fallu trouver un producteur qui accepte de reproduire cette salade. Yannick nous avait demandé d'avoir l'exclusivité pendant les 2 premières années, ce qui nous paraissait normal puisque c'est lui qui avait fait renaître ce légume. Maintenant la Celtus est produite en Espagne, à grande échelle…
Quelle est votre plus belle découverte ces dernières années ?
Ma rencontre avec Bruno Cayron avec qui l'on travaille depuis 2 ans. Il faisait partie de notre parcours dans le Voyage des Chefs cette année. Il a une exploitation de 4 hectares en agriculture biologique dans le Var. Ses produits sont incroyables, sa démarche est très réfléchie, je suis admirative de son travail. Il consacre sa vie à faire de bons produits, il se tient à sa ligne de conduite bio, quels que soient les risques (perdre sa production les années où il fait trop chaud ou trop froid…). Cela demande beaucoup de courage et force le respect. Leur mode de vie avec sa femme aussi, proche de la nature, m'impressionne.
Au final, porter l'héritage d'un nom : une force, un handicap ou les deux ?
Je dirais surtout que ça apporte du sens. J'ai le sentiment de rendre hommage à ceux qui ont fait que je suis là aujourd'hui, de poursuivre un combat.
Être une femme dans un milieu d'homme : une force ou un handicap ?
Oui c'est un milieu d'homme, quand tu rentres en cuisine tout le monde te mate… Mais les plus intelligents ont compris qu'on était leur avenir (rires). Plus sérieusement, les choses évoluent lentement mais sûrement.
Êtes-vous souvent derrière les fourneaux ?
J'ai peu de temps pour moi donc très peu. Mais comme j'ai de très bons produits, une cuisine très simple suffit : des légumes cuits à la vapeur sans beurre et sans huile, c'est tellement bon ! Et mon mari (Gabriel Grapin, Chef chez Géraud, Paris 16e) étant Chef de restaurant, j'avoue préférer le laisser faire !