Quand Pierre Gagnaire se confie à cœur ouvert
Il règne sur la gastronomie française comme personne. Pierre Gagnaire sera ce mercredi dans l'émission Top Chef pour la très redoutée épreuve du classique revisité. L'occasion de revenir avec lui sur sa participation à l'émission, son parcours et l'ouverture prochaine du Fouquet's d'Enghien-les-Bains, établissement dont il signe la carte. Rencontre.
Il est l'un des monuments de la gastronomie française. Après 50 années de carrière, Pierre Gagnaire est à la tête de plus d'une dizaine de restaurants et comptabilise pas moins de 19 étoiles. De quoi lui faire tourner la tête ? Absolument pas. Le chef garde les pieds sur terre et n'oublie pas sa passion première, la cuisine. Depuis 2014, Pierre Gagnaire s'est associé au Groupe Barrière, propriétaire du légendaire Fouquet's, pour élaborer les cartes des établissements futurs et existants. Fin avril, le chef dévoilera ainsi la carte du dernier établissement du groupe situé à Enghien-les-Bains. Nous avons rencontré le chef quelques semaines avant son ouverture. Confidences.
Journal des Femmes : Vous mettrez ce mercredi les candidats de Top Chef au défi de sublimer un plat populaire. Quel est le secret pour réussir cette épreuve ?
Pierre Gagnaire : Respecter au mieux l'idée initiale de la recette. Cette année, un candidat devait préparer des moules/frites mais il n'a pas mis de frites. Or, ce qui fait le charme du plat, c'est sa composition : la moule et la frite. Il faut trouver une astuce pour que ce soit original tout en respectant au mieux l'esprit de ce plat populaire.
Avez-vous noté une évolution des candidats au fur et à mesure des saisons ?
Ils sont de plus en plus malins. Je suis très impressionné par ce qu'ils vivent. Cette aventure leur offre un apprentissage en accéléré incroyablement positif. Ils apprennent à s'exprimer, à se présenter, se vendre, bouger, à gérer leur stress et la pression… Tous n'ont pas les atouts pour réussir à sortir du lot mais, quoiqu'il arrive, l'expérience est extraordinaire. Tout est fait pour les déstabiliser et les conduire vers une sorte de combat télévisuel. C'est ce qui amuse les gens et ce qui explique le succès de l'émission, mais il faut gérer la pression. Si l'émission avait existé à mon époque, j'aurais participé sans hésiter !
Vos exigences ont-elles évolué au fur et à mesure du temps ?
Non, je fais ça car ça m'amuse avant tout. J'essaie d'être bienveillant à leur égard. Les candidats se mettent parfois trop de pression jusqu'à en perdre leurs moyens. Ils ne prennent pas le temps de réfléchir et partent parfois sur des pistes un peu compliquées. La créativité est un mot qui me fait très peur ! En misant sur la simplicité et le goût avant tout, le résultat est bien meilleur.
"Nous voulons créer une belle brasserie"
Vous avez signé la carte du Fouquet's d'Enghien-les-Bains, qui ouvre fin avril. Parlez-moi de cette collaboration.
Je collabore avec le groupe Barrière depuis 3 ans et Monsieur Dominique Desseigne, Président du Groupe, m'a confié la direction culinaire de tous les Fouquet's amenés à ouvrir en France ou ailleurs.
De quoi se composera cette carte ?
L'idée est de retrouver la base du Fouquet's en y apportant quelques touches de modernité. Ainsi, nous voulons créer une belle brasserie à la française avec les codes d'un Fouquet's historique, mais qui soit également, le reflet de notre époque. Cela passe par des plats légers et classiques comme un tartare, à d'autres plus créatifs issus de mon imagination. Nous voulons avant tout permettre aux clients de bien manger, de façon ludique, à des prix raisonnables et de vivre une expérience gastronomique familiale. Une brasserie tout simplement.
En quoi la carte sera-t-elle différente des autres Fouquet's ?
Il y a un corps central que l'on retrouve partout, puis chaque établissement a sa propre identité en fonction de sa situation géographique. A Enghien, nous proposerons ainsi un semainier avec des plats du jour plutôt classiques twistés à ma façon. L'idée est de créer un repas sain, bien fait, goûteux mais pas prétentieux.
La brasserie Fouquet's est liée au monde du cinéma. Un univers que vous appréciez ?
Bien sûr ! Le cinéma c'est l'évasion, le rêve, les paillettes, le Fouquet's, le Festival de Cannes, le Festival du Cinéma Américain de Deauville… Chaque année, le Fouquet's organise le repas des Césars par exemple. J'ai eu la chance de rencontrer au cours de ma carrière, plusieurs acteurs et réalisateurs mais celui qui m'a le plus marqué est Wim Wenders.
"Mon métier me donne l'impression d'être utile"
Vous avez célébré début mars vos 50 ans de carrière. Quel regard portez-vous sur celle-ci ?
Je me dis que c'est passé très vite !
Avez-vous des regrets sur certaines choses ?
J'aurais des regrets si je n'avais pas pu aller au bout de mes rêves en cuisine. J'ai beaucoup travaillé au cours de ma vie et j'ai longtemps fait passer le travail avant tout le reste. Il n'y a pas de secret : pour aller au bout de ses rêves, il faut travailler. La vie est faite de remords mais, je n'ai pas de regrets fondamentaux.
Vos parents étaient tous deux restaurateurs. Quand avez-vous su que vous vouliez devenir cuisinier ?
Je ne l'ai pas su, on l'a décidé pour moi plutôt. Dès l'âge de 5 ans, j'avais un costume de cuisinier avec une toque sur la tête. Mon destin était scellé ! Ce n'est qu'après quelques années de pratique, vers l'âge de 22 ans, que j'ai compris que la cuisine permettait de raconter des histoires, créer des émotions, aller vers les autres, donner du plaisir, aimer, être aimé et être respecté. Le pouvoir d'un bon plat et d'un bon repas est incroyable. Quand j'étais cuisinier sur un bateau amiral, j'étais heureux de faire plaisir aux officiers. J'avais l'impression d'être utile. Et c'est le plus important dans la vie.
Avez-vous noté une évolution du métier de cuisinier ?
Ça s'est accéléré ces dernières années, notamment grâce aux émissions. Le métier de cuisinier était un métier de paria avec des gens qui sentent mauvais, mis de côté, traités comme des moins que rien. Aujourd'hui, c'est tout l'inverse et ça tombe parfois dans l'extrême ! J'aime parler de cuisine mais je ne pense pas avoir les compétences pour donner mon avis sur des sujets plus globaux.
Il y a encore peu de femmes dans les cuisines. Comment l'expliquez-vous ?
Cela bouge pas mal même si la France est encore un peu à la traîne. Dans mes établissements, les femmes tiennent de plus en plus de place. Elles sont bosseuses, intelligentes, fines, drôles et pugnaces… Des qualités qu'ont un peu perdu les garçons.
"Ma première note au Gault & Millau m'a comblé"
Vous comptabilisez au total 19 étoiles. Que ressentez-vous ?
En réalité, ça ne fait rien. Il ne faut pas se poser de questions ou se reposer sur ses lauriers. C'est un combat quotidien pour rester au plus près de la vérité.
Comment réussissez-vous à vous renouveler ?
Les équipes, une bonne santé mentale et physique, une vie privée stable et des collaborateurs de qualité. C'est un travail d'une vie.
Vous rappelez-vous de votre toute première étoile ?
Pour moi, c'était normal. J'étais content mais la troisième m'a réellement comblé. Ce qui m'a beaucoup touché à l'époque, c'était ma première note au Gault & Millau. Le Gault & Millau était très important et ils étaient considérés comme les fers de lance de la nouvelle cuisine. Ce sont eux qui donnaient leurs lettres de noblesse aux chefs en mettant en avant leur cuisine mais aussi leur personnalité… La cuisine était racontée un peu comme des faits d'armes. Un des premiers textes que j'ai eu au Gault & Millau m'a comblé. Ils avaient réussi à exprimer par des mots, ce que j'essayais de raconter dans les assiettes.
En cette année de Présidentielle, en tant qu'ambassadeur de la gastronomie française et chef d'entreprise, avez-vous des attentes particulières des programmes des candidats ?
S'il y a bien une chose à protéger, ce sont les PME. Il faut les aider et les bichonner pour ne pas qu'elles meurent avant d'avoir pu se développer. La PME, c'est le tissu de la France. C'est aussi bien le boulanger, le boucher, l'artisan, l'imprimeur, le plombier… tout ce petit monde qui fait notre pays. Le patron d'une PME, c'est un héros qui a un rôle d'animateur, psychologue, inventeur.
"On ne fête pas la Saint-Gagnaire tous les matins"
Une recette qui n'est pas du gâteau ?
Chaque plat demande de l'attention. Une belle tomate du jardin, coupée en deux, avec un grain de sel et un filet d'huile d'olive peut être compliquée à préparer.
Qu'est-ce qui ne vous met pas dans votre assiette ?
La mauvaise foi, la méchanceté, le décalage horaire…
Avez-vous pris le melon pendant ces 50 années ?
Non. Il y a des événements qui me ramènent régulièrement sur terre. J'ai un environnement familial qui est fait de telle sorte qu'on ne fête pas la Saint-Gagnaire tous les matins.
Vous arrive-t-il de raconter des salades ?
Ce n'est pas trop mon style. Des conneries, des choses que je n'aurais pas dû dire, de la maladresse, oui.
Qu'est-ce qui vous fait monter la moutarde au nez ?
La mauvaise foi, la méchanceté inutile, l'arrogance d'un interlocuteur, la vue d'un plat que j'ai imaginé qui ne fonctionne pas… ça me met en rage.
Qu'est-ce qui vous donne la pêche ?
Les autres, le rire d'un enfant, l'amitié, l'amour, la vitalité de mon épouse qui a toujours le sourire aux lèvres en train de dire une connerie, l'énergie de mes chefs, leur intelligence, leur capacité à se dépasser…
Qu'est-ce que vous ferez lorsque vous serez fripé comme une pomme reinette ?
Je crois que je ferais ce que je fais aujourd'hui. Un peu moins vite peut-être. C'est ce que j'ai commencé à faire d'ailleurs depuis quelques années avec plus d'attention, plus de bienveillance, d'écoute, de précision… Chaque âge apporte une autre façon de travailler, de voir les choses, de parler, de s'exprimer, de délivrer un message, et savoir être silencieux parfois… Ce que je vis avec le Fouquet's, je n'aurais pas pu le faire il y a 10 ans. Psychologiquement parlant, un projet comme le Fouquet's demande beaucoup d'attention, de réflexion, d'écoute et de modestie parce qu'on est au service d'un nom porteur d'une histoire. Cette histoire, on est en train de la construire aujourd'hui. Je dois écouter aussi bien les clients, que les équipes et les dirigeants… C'est passionnant ! Mais il faut avoir un peu de bouteille comme on dit.