"En cuisine, il faut sortir du cadre formel", les confidences d'Alain Ducasse
Avec ses 23 restaurants dans le monde et ses 18 étoiles Michelin, Alain Ducasse n'a plus rien à prouver. Pour tenter de découvrir ce qui anime ce chef mondialement connu, Gilles de Maistre a suivi le chef pendant deux ans. Dans "La quête d'Alain Ducasse", il se livre comme jamais. Rencontre avec ce monument de la gastronomie française.
Qu'est-ce qui peut bien faire vibrer Alain Ducasse ? C'est à cette question qu'a souhaité répondre Gilles de Maistre. Ce reporter, plutôt habitué aux reportages de société ou en temps de guerre, a suivi Alain Ducasse, caméra sur l'épaule, pendant près de 2 ans. L'objectif : tenter de percer les secrets de ce chef mondialement connu aux 23 restaurants dans le monde et 18 étoiles Michelin. Dans La quête d'Alain Ducasse, en salles ce mercredi 11 octobre, le réalisateur suit donc le chef dans tous ses déplacements, avec comme fil rouge, l'ouverture de la prestigieuse table gastronomie Ore, en plein coeur du Château de Versailles. Certains y verront un coup de com'. Pourtant, La quête d'Alain Ducasse n'est aucunement un film de propagande. Plutôt un long métrage fascinant et captivant qui lève le voile sur ce chef si adulé et détesté à la fois. Un homme qui se révèle sensible, passionné, et animé par une soif de découverte.
C'est au Meurice à Paris que nous rencontrons Alain Ducasse. Le soir-même, le film sera projeté en avant-première en plein coeur de la capitale devant un parterre de convives triés sur le volet. Veste sombre, lunettes sur le nez, téléphone en main, habitué à l'exercice de l'interview, le chef n'en oublie pas son statut de chef d'entreprise. "Qu'est-ce que vous voulez savoir ?" nous lance-t-il d'emblée. Confidences.
Journal des Femmes : Gilles de Maistre a mis plusieurs mois avant de vous convaincre de réaliser ce film. Quel a été le déclic ?
Alain Ducasse : J'ai accepté car Gilles a eu la bonne idée de me faire approcher par des amis. Au bout d'un an, avec l'aide de Jérôme Seydoux, j'ai cédé. Le seul objectif était de présenter une vision différente de mon métier. Aller rencontrer des hommes et des femmes qui me permettent de le faire de manière différente, c'est ça ma quête. C'était l'idée du film, montrer la vérité. Rien n'a été tourné ou répété. La caméra était cachée tout le long, ce sont des images volées en quelque sorte.
Dans le film, on vous voit vous animer, les yeux pétillants lorsque vous découvrez de nouveaux produits et créations. Vous arrive-t-il encore d'être surpris ?
C'est une quête qui se poursuit. Plus je découvre et plus j'ai envie de découvrir. La volonté d'être surpris, c'est la volonté d'aller chercher au bout du monde des hommes et des femmes d'exception. Je continue de découvrir des individus qui font un métier différemment, et qui satisfont ma quête dans une forme de perfection. La perfection d'une fève de cacao, d'un goût à Kyoto... qui m'enrichissent et que j'essaie ensuite de retranscrire pour le rééditer, le faire mien, et que ça amène des strates supplémentaires à ce que je fais aujourd'hui.
Quel est le dernier produit ou plat que vous avez goûté, qui vous a bluffé ?
On ne le voit pas dans le film mais c'était à Kyoto, dans ce restaurant au bord de la rivière. C'était le premier plat qui m'était servi. Le poisson était dans l'aquarium, il avait été pêché 2 heures avant. Il était parfaitement grillé, très amer. Le chef - qui était le père de famille - et le fils - qui a travaillé deux ans avec moi au Japon - me regardaient. Ils voulaient voir si j'étais capable d'ingurgiter ce poisson à peine grillé, encore vivant 3 minutes avant, parfaitement amer, parfaitement croustillant, parfaitement étonnant. Gustativement parlant, je n'ai jamais rien goûté d'aussi différent, avec autant d'aspérité. Il faut être capable d'apprécier, être ouvert et ne rien craindre. Goûter. C'était délicieux et cela m'a séduit. Le repas s'est ensuite déroulé sans encombre. C'était une sorte d'examen de passage pour savoir si mon palais de français allait être capable d'accepter et comprendre l'amertume poussée au plus haut niveau de la culture japonaise.
"Ma quête est aussi bien dans un quartier de Paris
qu'au bout du monde"
Le film met en avant vos voyages en Asie, la diversité des saveurs et produits, mais aussi l'admiration que vous portent les asiatiques. Comment l'expliquez-vous ?
Je le vis bien, ça me fait plaisir mais ça ne change pas ma façon de continuer ma quête. Rien ne me satisfait plus que d'aller à la rencontre de quelque chose que je ne connais pas, ou d'un individu qui me fera découvrir un produit différent, son patrimoine culinaire. Ma quête est aussi bien dans un quartier de Paris qu'au bout du monde. Le film montre une vision très voyageuse de ce que je fais mais cela se fait au quotidien, et pas uniquement au bout du monde.
Pensez-vous que la gastronomie asiatique soit plus audacieuse que l'occidentale ?
C'est un autre univers. J'ai envie de le percevoir, le comprendre, l'intégrer et l'éditer. Si demain, j'ouvre un restaurant en Asie du Sud-Est, la carte reflétera ce que j'ai compris de la gastronomie locale, avec une juste adaptation pour satisfaire les palais, dans un lieu sonore et une ambiance qui correspondent à ce que j'imagine être ce qu'il faut pour séduire le public d'aujourd'hui. Tout ça me nourrit.
Vous employez souvent le mot "aspérité" dans le film. Comment définiriez-vous l'aspérité d'un plat ?
C'est marrant que vous ayez retenu ça. Je l'utilise pour dire qu'il faut faire différent. C'est le trait appuyé pour dire différent. Trouvez-moi un défaut, faites en sorte que ce que vous faites soit remarqué et remarquable. Marquons l'esprit. Mettons de l'acidité, un étonnement, de l'amertume… Sortons un peu du cadre formel. C'est ça pour moi, l'aspérité. On essaie de faire différent.
Le fil rouge du film est l'ouverture d'Ore, votre table au sein du Château de Versailles. Quelles en ont été les difficultés ?
D'abord, nous sommes dans le château de Versailles. La restauration menée par Dominique Peyraud devait respecter à la fois l'histoire du lieu et la nécessité d'être contemporain, de satisfaire le consommateur qui s'y rend aujourd'hui. Pour se faire, il fallait trouver un juste équilibre entre ce que je voulais et ce que Dominique était en mesure d'imaginer. Je pense que nous y sommes parvenus. Les quelques français et étrangers qui ont la chance d'y être invités vont garder un souvenir indélébile de ce dîner royal au Château de Versailles. Et c'est bien ça l'objectif.
Vous parlez beaucoup de vos origines, de votre rapport à la terre, aux légumes. Les légumes ont d'ailleurs beaucoup d'importance dans chacun de vos établissements. Une façon de rendre hommage à vos racines ?
Au printemps, pour savoir ce qu'on allait manger le midi, on allait voir ce qui avait poussé avec ma grand-mère. On préparait les légumes, on faisait fondre un bout de lard, on mettait des petits pois, des pommes de terre, un oignon nouveau, une salade crue et ça faisait un plat. Un demi-siècle plus tard, j'ai voulu retrouver ces goûts originels. Au restaurant Alain Ducasse au Plaza Athénée, les légumes proviennent du potager de la reine à Versailles que nous avons mis en culture. J'ai mis 50 ans pour capturer ce que j'avais inscrit dans ma mémoire de façon indélébile.
On compare souvent la cuisine féminine à la cuisine masculine. Qu'en pensez-vous ?
Quand je parle de cuisine féminine, le mot me vient pour définir une cuisine de transmission matriarcale, du sud de l'Europe, italienne. Nous avons beaucoup écrit sur la cuisine, les italiens moins. Cette transmission se fait de la femme à la fille, dans la notion de cuisine au foyer. En cela, les italiens ont préservé les cuisines des régions italiennes et c'est essentiellement féminin. Je dirais aussi que la cuisine féminine a plus de sensibilité et presque de sensualité que celle des hommes car elle est moins codifiée. La compensation est faite par l'attention, cette relation maternelle à la préparation d'un plat. Nous sommes - je pense - davantage dans une relation presque cartésienne avec de la rigueur, de la discipline et de l'exigence. Le professionnalisme ne nous a peut-être pas permis de venir sur le terrain de jeu de la femme en cuisine au cœur de la famille.
Fin septembre, le chef Sébastien Bras annonçait sa volonté de ne plus figurer dans le Guide Michelin. Une décision que vous comprenez ?
Je hurle quand Sébastien jette l'éponge ! La cuisine, c'est la volonté de satisfaire le client qui vous fait le bonheur de s'asseoir à votre table. Les jeunes qui sont chez nous rêvent du Michelin. C'est le Graal. Les chefs doivent montrer que cela est possible, d'où qu'on vienne. Je ne trouve pas que ce soit un bon message pour ces jeunes qui sont en cuisine et rêvent d'accéder à ces étoiles. C'est ce qui motive la plupart de nos collaborateurs à venir chez nous. Plein de chefs ont fait le choix de ne pas courir après les étoiles. Je ne trouve pas que ce soit un bon message. Rendre les étoiles, je n'ai jamais compris l'intérêt !
Est-ce qu'on ressent une pression des étoiles ?
Il n'y a pas de pression. On fait notre métier du mieux qu'on peut. C'est comme si on voulait s'extraire d'un prix… Je ne sais pas ce que va faire le Michelin mais si Sébastien a décidé de ne plus être dans la compétition, il faut le rayer des tablettes.
On vous voit vous engager pour l'éducation avec cette école aux Manilles. Vous dites même que votre rêve serait que l'un de ces enfants devienne un jour chef de l'un de vos restaurants. Elle est importante, cette transmission ?
Justement, aujourd'hui, il y en a un qui arrive en formation à la Tour Eiffel. C'est notre premier élève qui vient de la rue, a été éduqué chez nous et intègre l'un de nos restaurants. S'il est là, c'est qu'il a satisfait à une parfaite évolution à la fois personnelle - c'est ce dont il s'agit quand on quitte la rue -, professionnelle - à travers l'apprentissage qu'on lui a donné -, et de sa capacité à s'adapter à Paris. Nous allons veiller à ce qu'il s'intègre et l'accompagner jusqu'à ce qu'il devienne chef chez nous. On a une chance sur deux d'y arriver. On ne va pas lésiner sur les moyens.
D'autres ouvertures sont prévues prochainement ?
Nous allons bientôt ouvrir au Canada et à Shanghai. Partager notre connaissance est une obsession de notre entreprise à travers nos écoles et l'édition. Le chef transmet à son second, le second au chef de partie, le chef de partie au premier commis etc. Nous sommes dans le partage et la générosité. On donne tout ce que l'on sait.
Qu'est-ce qui ne vous met pas dans votre assiette ?
Sentir dans mon périmètre la cannelle qui va aboutir dans mon plat car elle est toujours présente avec trop d'insistance, et ça me fait fuir.
Pour vous, quelle est la cerise sur le gâteau ?
Ma cerise sur le gâteau c'est de redécouvrir en permanence la pâte spongieuse d'un baba au rhum, parfaitement joufflu et doré, gorgé d'un rhum de notre choix - et ça dépend de l'humeur -, avec une crème parfaitement aérienne, à la juste température, à partager avec une belle tablée.
Quelle est votre madeleine de Proust ?
Ma madeleine de Proust depuis que je l'ai découvert, c'est le rouget de roche de Méditerranée. Ça va vous paraître bizarre... Il pèse entre 80 et 120 grammes, est pêché sur les fonds rocheux entre Mandelieu-la-Napoule et Cap Ferrat. Il est non écaillé, non vidé, juste grillé, sans aucun apport, et je le mange dans sa coque d'écailles. Je me délecte.
Une recette qui a fait chou blanc ?
Un homard à Monaco, pendant ma période méditerranéenne. Je me suis amusé à y mettre du sucre, des épices… Il n'avait rien à faire là, on en a pris plein la tête et les clients n'ont pas compris.
Qu'est-ce que vous menez à la baguette ?
Ma vie quotidienne car l'exemplarité est nécessaire pour mener une entreprise et convaincre les collaborateurs que la règle est de mise.
Qu'est-ce qui vous donne la pêche ?
Chaque jour qui commence me donne la pêche. C'est une décision du matin, de me mettre en position "ON" parce que ma journée sera nécessairement délicieuse.