Hélène Pietrini, présidente du World's 50 Best Restaurants : "La gastronomie française se réinvente mais on n'en parle pas assez"
Le classement du World's 50 Best Restaurants est attendu chaque année avec impatience. Pour comprendre son fonctionnement, nous avons rencontré Hélène Pietrini, directrice de l'organisme. Confidences.
Chaque année, The World's 50 Best Restaurants livre son très attendu palmarès des 50 meilleurs restaurants au monde, établi par un panel de votants venus des quatre coins de la planète. Imaginée comme un show à l'américaine, la cérémonie rassemble à chaque édition plusieurs centaines de chefs, venus découvrir les meilleurs établissements au monde. Ce mardi 19 juin 2018, c'est à Bilbao que le gratin de la gastronomie s'est retrouvé. A l'issue d'une cérémonie notamment marquée par les consécrations de Cédric Grolet - Meilleur chef pâtissier au monde -, Clare Smyth - Meilleure Femme Chef du Monde -, et Gastón Acurio - Lifetime Achievement Award -, c'est Massimo Bottura qui a décroché le Graal. Le chef de l'Osteria Francescana a en effet retrouvé la place de meilleur restaurant au monde, place qu'il avait déjà acquise en 2016.
A la tête de l'organisation, une française. Depuis 2016, Hélène Pietrini dirige The World's 50 Best Restaurants, que certains considèrent comme les Oscars de la gastronomie. C'est à Paris que nous l'avons rencontrée, quelques jours avant la cérémonie. Confidences d'une femme passionnée.
Journal des Femmes : Vous avez travaillé quelques années chez Relais & Châteaux avant d'intégrer la direction du World's 50 Best Restaurants en 2016. Quels sont les avantages d'un poste tel que le vôtre ?
Hélène Pietrini : Travailler à Londres me donne une ouverture sur tout ce qui se passe dans la gastronomie mondiale. J'ai pu découvrir des chefs et cuisines que je ne connaissais pas avant. Relais & Châteaux est une association d'hôtels et de restaurants mondiaux certes, mais elle reste par son histoire, sa direction et son siège basé en France, plutôt centrée sur tout ce qui a trait à l'Hexagone. Avec World's 50 Best, les frontières tombent.
Et les difficultés ?
La charge de travail. Il y a des pics d'activité liés à l'annonce des listes : l'annonce mondiale et les deux listes régionales (Asia's 50 Best Restaurants et Latin America's 50 Best Restaurants).
"La gastronomie française
n'existe pas qu'en France"
En France, le classement mondial est encore aujourd'hui accueilli avec réserve.
Il y a eu une mauvaise communication dès le début : des journalistes et chefs se sont révoltés en affirmant que les votes étaient truqués, que le classement était fait par les sponsors et qu'il était contre la gastronomie française.
Pourquoi selon vous ?
Le patrimoine culinaire français est indéniable. Il y a une concentration de chefs qui ont formé un grand nombre de cuisiniers, mais aussi une nouvelle génération très dynamique. Le problème, c'est que la gastronomie française se réinvente mais on n'en parle pas en dehors des frontières. Il faut néanmoins arrêter de penser qu'elle n'existe qu'en France. Nombreux sont les chefs à s'être exportés en Asie et en Amérique notamment, et beaucoup d'étrangers se sont formés ici. On nous a souvent reproché que le classement était anti-français. Pourtant en 16 ans, il y a eu jusqu'à 15 chefs français dans un palmarès 50 Best. Le problème, c'est que les chefs ne venaient que rarement aux remises de prix, renvoyant ainsi une mauvaise image. A mon arrivée, il m'a fallu répondre de façon transparente et directe aux questions des journalistes, et surtout convaincre les chefs de se déplacer. Ça a payé : quand Alain Passard est venu à New York chercher son prix Lifetime Achievement Award, on ne pipait mot. Preuve que les chefs français fascinent toujours, et qu'ils sont admirés et respectés.
En quelques années, The World's 50 Best Restaurants a réussi à s'imposer comme l'une des références. Comment expliquez-vous ce succès ?
C'est difficile à expliquer car aucune analyse n'a été faite. Je pense qu'une vraie communauté de foodies explose et est capable de faire des centaines de kilomètres pour tester une nouvelle adresse. Le classement raconte une histoire, qu'on adhère ou pas aux cuisines moléculaire avec El Bulli ou nordique avec Noma. Aujourd'hui, ça évolue un peu plus. Les cuisines espagnole et américaine se développent de plus en plus.
Comment fonctionne le vote ?
Il y a 1040 votants dans le monde répartis selon 40 régions. Chaque année, 25% du panel est renouvelé pour le rafraîchir un peu. Pour la France, c'est Nicolas Chatenier qui nous soumet un panel de noms français composés de chefs, journalistes et gourmets passionnés. En se connectant sur la plateforme, le votant doit partager ses 10 meilleures expériences culinaires sur les 18 derniers mois, en précisant sa date de venue et ses raisons. Cette phase dure une quinzaine de jours. Au terme de celle-ci, on fait une moyenne et on établit le classement final. Truquer le classement ne servirait à rien, nous ne pourrions pas construire la marque dans la durée.
"Dire d'une cuisine qu'elle est féminine
est un non-sens à mes yeux"
Le classement final comporte peu de femmes. Est-ce pour cela que le prix du Best Female Chef a été créé ?
Il n'a pas été créé dans cette optique-là. Le World's 50 Best est un classement qui évalue des restaurants et non des chefs. Quand on y regarde de plus près, c'est vrai que très peu sont tenus par des femmes, même si elles sont souvent partenaires des chefs.
Certains pensent qu'un tel prix ne devrait pas exister car les femmes devraient être l'égal des hommes.
On s'est souvent posé la question de continuer ou pas ce prix spécial. Mais on s'est dit qu'il accordait une visibilité médiatique telle que cela mettait en avant des femmes chefs qui ont réussi. Les votants doivent choisir la femme chef qui les a le plus marqué cette année. Le prix met ainsi en lumière des femmes modèle et peut même susciter des vocations. Dans ce contexte-là, on a décidé que tant qu'une femme ne serait pas au top du classement général, on le garderait. Depuis 2011, 17 femmes ont partagé 17 regards et expériences différentes. Ana Roš, la lauréate de 2017, a répondu à plus de 500 interviews dans l'année. Ça a changé sa vie ! L'impact est certain.
La lauréate de 2018 est Clare Smyth. Pouvez-vous m'en parler ?
On la voit grimper dans les votes depuis plusieurs années. Elle a été pendant longtemps la chef exécutif de Gordon Ramsay. Clare Smyth est une femme forte avec une forte personnalité, très perfectionniste et concentrée sur son travail. Sa cuisine est centrée sur les produits britanniques mais elle est imprégnée des techniques de la gastronomie française : elle fait beaucoup de sauces notamment. Son restaurant se situe dans une maison de Notting Hill avec une cuisine ouverte et une table d'hôtes. On s'y sent vraiment bien.
On entend beaucoup de remarques sexistes et misogynes en cuisine, et on dit même d'une assiette qu'elle est "féminine". Pensez-vous que le monde de la gastronomie soit sexiste ?
Dire d'une cuisine qu'elle est féminine est un non-sens à mes yeux. Je n'adhère pas à ce genre de remarques. On ne peut pas nier qu'une grande partie des brigades soit masculine. Mais cela dépend des pays : en Amérique Latine, il y a beaucoup plus de femmes chefs qu'ici. Pourtant, il y a beaucoup de femmes dans les écoles. Il faudrait qu'elles réussissent à percer. cette opposition et/ou comparaison entre les deux sexes ne devrait pas exister.
Cette année est lancée la bourse 50 Best BBVA, qui vise à offrir des stages de 6 semaines à un étudiant. Important d'encourager la jeune génération ?
On essaie de se positionner comme un acteur qui peut favoriser et aider la jeune génération. Quand un restaurant se retrouve dans le top 50, il connaît des répercussions médiatiques indéniables, et reçoit un nombre impressionnant de CV. En France, des écoles cadrent la formation, mais ce n'est pas le cas partout. On voulait offrir la possibilité à de jeunes chefs de se former dans les meilleures cuisines du monde. On a donc travaillé avec l'un de nos sponsors pour proposer une bourse. Les chefs étaient d'accord pour soutenir le projet. C'est une façon de donner la possibilité à de jeunes chefs de découvrir les cuisines de grands chefs.
Comment se sont déroulés les sélections ?
La plateforme de candidatures a ouvert en novembre et on a reçu plus de 1000 sollicitations venues de plus de 80 pays. Après une première sélection sur dossier, ils ont été départagés grâce à des vidéos dans lequelles ils expliquaient leur philosophie et approche de la cuisine, mais aussi où on les voyait cuisiner. Ce sont Dominique Crenn et Andoni Luis Aduriz - les deux chefs qui accueilleront le lauréat - qui ont départagé les finalistes. C'est la taïwanaise Jessie Liu qui est la première élue.
Le classement 2018 sera dévoilé le 19 juin à Bilbao. Comment le décririez-vous ?
Il y a chaque année des surprises. On constate qu'une dizaine de restaurants intègrent et sortent du classement d'une année sur l'autre, mais aucun n'arrive en première position. Quand les restaurants reçoivent une invitation, ils savent qu'ils sont sur la liste mais ignorent leur position. Cela les incite à venir. Je peux juste dire que la France arrive en tête dans le nombre de votes de la part des étrangers.
Top 10 du World's 50 Best Restaurants 2018
- N°1 : Osteria Francescana, Modena, Italie
- N°2 : El Celler de Can Roca, Girona, Espagne
- N°3 : Mirazur, Menton, France
- N°4 : Eleven Madison Park, New York, USA
- N°5 : Gaggan, Bangkok, Thaïlande
- N°6 : Central, Lima, Pérou
- N°7 : Maido, Lima, Pérou
- N°8 : Arpège, Paris, France
- N°9 : Mugaritz, San Sebastian, Espagne
- N°10 : Asador Etxebarri, Axpe, Espagne