Alain Senderens, un accord parfait

Figure phare de la Nouvelle Cuisine, le chef Alain Senderens a réussi à révolutionner la gastronomie française grâce notamment à ses recettes mythiques, comme le canard Apicius. Jusqu'à son décès en 2017, il a œuvré pour que son restaurant reste accessible.

Alain Senderens, un accord parfait
© Jacques Brinon/AP/SIPA

Alors que rien ne le destinait au monde de la gastronomie, Alain Senderens a su s'imposer en travaillant pour les plus grands, de la Tour d'Argent au restaurant Lucas Carton. Plus tard, il ose ce qu'aucun chef étoilé n'avait jamais fait avant lui : abandonner ses étoiles.

Biographie d'un fonceur perfectionniste

Si nous avons la chance de pouvoir choisir des vins en accord avec la nourriture lorsque nous sommes au restaurant, c'est en grande partie grâce au chef Alain Senderens. Né le 2 décembre 1939 à Hyères, dans le Var, d'une famille modeste, le futur visionnaire culinaire passe son enfance entre les maraudes dans les Pyrénées et les pêches dans l'Adour, qui nourrissent ses repas de famille. La restauration ne fait pas partie de l'héritage familial, mais la grand-mère d'Alain Senderens arrive à lui transmettre la passion pour la nourriture. "Quand je suis rentré du pensionnat, j'étais dans la cuisine et j'ai cuisiné avec elle. Nous avions une grande bibliothèque avec des livres de recettes", raconte-t-il au magazine Forbes.

Une fois l'école terminée, le jeune Alain travaille en apprentissage à Lourdes, à l'hôtel des Ambassadeurs, puis pose ses valises à Paris en 1962. Il intègre l'équipe de la célèbre Tour d'Argent en tant que commis junior. L'année suivante, il rejoint les cuisines du Lucas Carton. Jusqu'en 1965, il occupe les postes de commis garde-manger, de chef saucier, chef rôtisseur, puis chef poissonnier. "Je pense que c'est chez Lucas Carton que j'ai appris la rigueur, la discipline et le souci du détail".

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© PICARD/V.S.D./SIPA

Après Lucas Carton, le désormais sous-chef intègre le Hilton. Grâce à ce poste, il met de côté l'argent nécessaire pour ouvrir son premier restaurant, l'Archestrate, en 1968. Ses recettes innovantes et son travail acharné lui permettent de décrocher trois étoiles au Guide Michelin en dix ans, qu'il conserve pendant 28 ans.

En 1985, il quitte Archestrate pour reprendre Lucas Carton. Vingt ans plus tard, il sème la pagaille dans le monde de la gastronomie française en décidant de rendre ses étoiles. Il rebaptise le restaurant en Senderens et divise les prix de la carte par trois. Son but : démocratiser la cuisine gastronomique. De 1981 à 2012, il publie d'ailleurs plusieurs livres, dont La cuisine à petit prix.

Il rend son tablier en 2013 et décède le dimanche 25 juin 2017, à l'âge de 77 ans, pendant un repas entre amis dans sa maison de Saint-Setiers, en Corrèze. Si la cause de son décès n'a pas été rendue publique, il semblerait qu'il souffrait de problèmes cardiaques. Les obsèques ont eu lieu dans l'intimité familiale.

Des restaurants en toile cirée

Le chef Alain Senderens a investi toute son énergie dans deux établissements. Le premier, l'Archestrate, se trouve initialement rue de l'Exposition, à Paris. Il déménage ensuite rue de Varenne, dans le 7e arrondissement de Paris, avant d'obtenir ses trois étoiles. C'est l'un de ses élèves, le célèbre chef Alain Passard, qui reprend cette table en 1986 et la rebaptise l'Arpège, en hommage à la musique.

Le second, le Lucas Carton, qui s'appellera ensuite simplement Senderens, se situe place de la Madeleine, dans le 8e arrondissement. C'est avec ce restaurant que le chef affirme son originalité en abandonnant ses trois étoiles pour en faire un bistrot plus accessible. "J'avais honte et je pressentais une lassitude de la clientèle devant cet excès de luxe". Quelques années plus tard, il confie à L'Express : "J'ai réalisé que ce que je faisais n'était pas pour garder mes trois étoiles, mais pour nourrir mon ego. Quand j'en ai pris conscience, j'ai 'rendu' mes trois étoiles. Elles me bloquaient. Pour autant, je n'ai pas jeté la pierre au Michelin. J'ai beaucoup d'estime pour eux. Je rêve d'un trois-étoiles sur une toile cirée, car le talent du cuisinier est dans l'assiette. Et pas autour." 

Fin 2013, des amis de longue date d'Alain Senderens rachètent le restaurant et lui redonnent son ancien nom, Lucas Carton. Le chef y valide les menus jusqu'à sa disparition, et l'ancien chef du Rech d'Alain Ducasse, Julien Dumas, prend place aux fourneaux.

Cuisiner la texture

Si la cuisine d'Alain Senderens devait se résumer en un seul mot, ce serait "inventive". Ce chef étoilé n'a pas eu peur de se prendre des risques tout au long de sa carrière. "Quand il s'est installé rue de Varenne, Senderens était le chef le plus inventif de Paris. Sa cuisine était assez bouleversante, à la fois savante et raisonnable, sans chichis ridicules", raconte le critique Christian Millau. Il le consacre d'ailleurs comme figure de la Nouvelle Cuisine, un mouvement lancé en 1973 avec son collègue Henri Gault. Le chef étoilé a une alliée de taille : sa femme Eventhia. Dotée d'un très bon palais, elle goûte en dernier à tous les plats, et donne l'avis décisif. Elle est d'ailleurs co-autrice du premier livre de son mari, La cuisine réussie : les 200 meilleures recettes de l'Archestrate, publié en 1981.

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© Neil Rasmus/BFA/Shutter/SIPA

Alain Senderens est connu pour ses associations salées-sucrées, ainsi que pour sa passion pour le vin. "L'accord mets et vins n'est pas seulement une question d'arômes. C'est aussi beaucoup la texture ou la structure du vin et de la nourriture. Les bons matchs sont très tactiles, dans la bouche", explique-t-il au magazine Forbes. Il réussit à proposer des vins blancs avec le fromage, à créer des plats pour mettre en avant certains crus, et à imposer des menus en fonction des vins choisis en début de repas. Son perfectionnisme est tel qu'il propose des verres différents en fonction de la découpe de la viande.

Le chef s'est beaucoup inspiré des cuisines du monde. En 1978, il se rend en Chine pour parcourir le pays et goûter aux différentes spécialités. Il en revient avec des nouvelles recettes d'inspiration exotique, ainsi que de nouvelles idées globales sur la façon de cuisiner. "Il a pratiqué les premières cuissons à la vapeur, découvert les légumes rôtis entiers au four ou cuits dans leur peau. Avec lui, la main s'effaçait le plus possible, les gestes étaient réduits à leur plus indispensable simplicité", se souvient son élève, Alain Passard. En 2010, le chef abandonne la cuisson au gaz et passe à l'électrique afin de faire évoluer les techniques de cuisson de ses plats et les alléger.

Des recettes au parfum innovant

Si Alain Senderens a réussi à allier les saveurs exotiques aux classiques de la cuisine française, comme pour sa recette de homard à la vanille, le chef étoilé est surtout connu pour le canard Apicius. Créé pour l'académicien gourmet Jean-François Revel, ce plat datant de l'époque romaine a été revisité sur une note sucrée-salée. Le canard est ainsi poché, puis laqué au miel et aux aromates.

À la carte de ses restaurants, les clients avaient le choix entre le foie gras au chou cuit à la vapeur, le lièvre à la royale, le saumon cuit dans l'argile, la raviole de langoustine, ou encore des classiques comme la blanquette ou le rognon de veau à l'échalote. En dehors des plats, Alain Senderens a surtout réussi à mettre à l'honneur des crus méconnus, créant ainsi un alliage parfait pour les papilles.

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